Comme souvent, je suis en avance sur mon temps ! En ce dimanche des rameaux, je n’ai pas acclamé un roi sur son âne, mais j’ai célébré le lavement des pieds !
Ne me demandez pas pourquoi, mais j’ai senti que c’était opportun de le faire aujourd’hui.
Vous risquez de me prendre pour une folle, mais je pense que tous ceux qui comme moi ont passé leur vie à prendre soin du corps et de la vie des autres, sans se préoccuper de leur propre corps ou de leur propre vie, me comprendront sûrement.
Ce que je vais vous livrer ici reste un dur apprentissage, et il n’est pas évident pour moi de vous le raconter alors que tant de mes amis et collègues soignants se donnent sans compter pour prendre soin de ceux atteints par le coronavirus, au risque d’être eux-mêmes contaminés, peut-être au prix de leur propre vie.
Seulement voilà, quoi que la vie me donne à vivre je suis là pour apprendre (et désapprendre), et je découvre que je dois accueillir mes faiblesses et ma fragilité, mon incapacité actuelle à pouvoir prendre soin des autres, parce ce que ma mission actuelle est de guérir de cette foutue dépression, et que personne d’autre que moi ne peut faire que je sorte de ce long tunnel.
Je voudrais tant par moment avoir quelqu’un d’extérieur à moi dont je serais tenue de m’occuper, et ne pas être obligée de me retrouver face à moi-même et à cette incapacité à prendre soin de moi, de mon apparence physique, de mon corps et de mon hygiène de vie…
Pourquoi est-ce que j’ai quasiment toujours trouvé l’énergie pour prendre soin de l’autre, pour répondre à son désir et à ses besoins, alors que dans le même temps je suis incapable de me donner cette même attention à moi-même, que je néglige et maltraite ce corps qui est pourtant cadeau pour ma vie, merveille de complexité et de technologie, d’adaptation et de vitalité !
La vie m’a rattrapée à mon propre jeu (je). J’ai passé des années à soigner l’autre, à me sentir indispensable, utile, reconnue, aimée et légitime à cause de tout ce que je donnais aux autres, grâce à ce que je faisais. Aussi parce ce que la douleur et la souffrance des autres me bouleversaient et me rejoignaient, et que je voulais les sauver. Parfois en dépit d’eux-mêmes, sans respecter leur liberté d’être fragiles et défaillants, sans respecter leur capacité à vouloir ou à pouvoir changer… ou pas!
J’ai mis du temps à me rendre compte qu’en soignant (soi-niant) c’est moi que je niais, moi que j’effaçais. Et alors que je l’avais compris mentalement, mon corps continuait à se nier et à ne pas prendre soin de lui-même, à ne pas respecter ses limites… Je me croyais forte et invincible…
Et puis je suis arrivée au bout de mes limites, et tout a basculé… un matin je suis devenue incapable de continuer à avancer, de prendre soin de qui que ce soit, ni des autres, ni de moi.
Quelle claque et quelle humiliation, quelle déception et quelle frustration…
Jusqu’au jour où j’ai commencé à comprendre vraiment l’importance de prendre soin de moi (et à découvrir comment le mettre en œuvre) ; à comprendre la nécessité de m’accueillir en profondeur, l’importance de choisir de m’aimer telle que je suis, totalement imparfaite mais aimable inconditionnellement, légitime d’être en vie, sans être obligée de faire quoi que ce soit pour mériter d’exister et d’être aimée…
Le chemin n’est pas encore tout à fait abouti puisqu’en vous écrivant ces mots je ressens mon corps qui se rétracte, ma gorge qui se noue et l’émotion qui m’envahit… comme si c’était encore impossible à admettre pour une infime partie de moi.
Tant de culpabilité encore à oser penser que je suis un être aimable, digne, avec de la valeur, et que je mérite de prendre soin de moi, de me préserver et de m’honorer, de me manifester du respect, au même titre que je le fais pour ceux que j’aime et qui comptent pour moi.
Il n’y a personne d’autre qui peut faire cela à ma place, prendre le temps de m’agenouiller devant moi, de tremper mes pieds dans la bassine pour nettoyer la crasse du chemin, ramollir la corne de toutes ces heures à crapahuter sans savoir où j’allais, perdue comme une âme errante dans les ornières et les embûches de la vie, où si souvent j’ai chuté et me suis écorchée ; nettoyer les peaux mortes devenues inutiles, poncer pour retrouver la souplesse et la vitalité de ma peau, permettre à la crème d’hydrater mon épiderme. Oser faire le cadeau à la peau de mes pieds, de redevenir douce et tendre comme celle d’un bébé, d’un enfant innocent !
Je suis adulte, et plus personne ne peux prendre soin de moi à ma place, me dire quand me laver, quand m’habiller, quand aller me coucher et quoi manger pour être en bonne santé.
Ce corps il m’a été donné pour que je l’habite, et qu’à travers lui je communique avec ce qui fait également que je suis moi : mon esprit et mon âme, mon coeur aussi. Pour que je sois en relation avec les autres, avec Dieu en moi, avec l’extérieur, avec mon milieu environnant, et tout ce qui est créé.
Si je me néglige, si je néglige ce corps qui est mien et qu’il se dégrade, quel sera le vecteur sur cette terre, qui me permettra d’être en relation avec le monde et avec mes frères et sœurs en humanité ?
Il m’a fallu tant d’années pour arriver à m’accepter, à accueillir que je me négligeais, parce ce qu’une partie de moi se haïssait, parce ce qu’une partie de moi était tellement en souffrance que je refusais de la regarder et de m’en occuper.
Alors aujourd’hui j’ai fait un pas vers moi, et je me suis agenouillée devant ce corps fatigué, malade et abîmé qui est le mien, et je me suis regardée pour la première fois droit dans les yeux, avec amour et bienveillance, comme le bon samaritain a regardé le blessé sur le bord du chemin. Je me suis faite le prochain de moi-même, j’ai osé m’approcher de moi et toucher mon corps, sans craindre le jugement des prêtres et des lévites. Moi l’étrangère à moi-même, la samaritaine, j’ai entendu les cris de désarroi de cette partie de moi qui souffre et qui a besoin d’aide, et je me suis approchée de moi pour me laver les pieds. Car il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux que l’on aime…
Mais ô combien il est difficile de s’aimer, de s’agenouiller devant soi et de se penser légitime et autorisée à se donner de l’amour…
Pas pour se glorifier soi-même, mais pour rendre grâce d’exister, d’être en vie, d’être dans ce corps incroyable de potentialité ; pour prendre soin de l’instrument que je suis et honorer celui qui m’a créée.
Comment jouer ma partition si je me néglige, comment vibrer un son harmonieux si mon instrument est fêlé et désaccordé ?
Comme il m’est difficile de prendre cette décision de m’honorer, d’honorer mon corps et d’en prendre soin ! Une boule de culpabilité et de honte me monte à la gorge, du dégoût presque.
C’est dingue quand j’y pense…
Alors que je suis capable de mettre tant d’amour dans le soin à l’autre, au chevet des malades que j’ai lavés, peignés, habillés, embrassés, nourris, comme s’ils étaient l’être le plus précieux au monde, comme je l’ai fait pour mes enfants quand ils étaient petits.
Pourtant, je me rends compte que je suis encore incapable de le faire pour moi, avec autant d’amour et d’abnégation que je l’ai fait pour d’autres. Et ma vaisselle sale traîne dans l’évier, tandis que les cartons de déménagement encombrent encore une partie de ma maison.
Comment pourrais-je prétendre aider les autres à devenir autonomes et indépendants, à sortir de leurs addictions alors que je suis encore engluée dans ce passé qui m’attache et dépendante de cette enfant indisciplinée en moi, indisciplinée et rebelle, parce ce que blessée et complètement apeurée, heurtée par les blessures indicibles de son enfance, et qui a dû s’adapter pour survivre.
C’est tout un chemin qu’il me reste à parcourir pour continuer à grandir et à m’épanouir, pour trouver une véritable liberté et vivre mon identité profonde de fille de l’Homme et de fille de Dieu.
Alors seulement je deviendrai capable de prendre soin de l’autre, réellement, et de le guider sur son propre chemin de liberté.
En attendant je dois accepter d’être égoïste aux yeux de certains, d’être pauvre à mes propres yeux, et ne plus être en capacité de donner (ou si peu), ou en tout cas pas comme je le voudrais, pas comme cela me paraîtrait acceptable et louable…
Accepter les limites pour trouver ma vraie liberté, accepter que certaines choses se passent différemment de ce que j’aurais souhaité, tandis que d’autres prennent du temps pour advenir. Apprendre à m’émerveiller de chaque petit pas de cet être nouveau et en devenir qui est en train de renaître à une vie nouvelle en moi.
Aujourd’hui je me suis lavée les pieds…
« si je ne te lave pas les pieds, tu n’auras pas de part avec moi » dit Jésus à Pierre.
Aujourd’hui, j’ai donné de l’amour et de la tendresse à mon corps. Moi toute seule. Comme une grande personne capable d’aimer et de prendre soin d’elle-même autant que des autres.
Je suis responsable de mon corps, je suis responsable de ma vie, et j’honore la vie qui me traverse, tout comme Jésus-Christ a honoré la vie et le corps de ses disciples en s’agenouillant devant eux au soir du jeudi saint, en acceptant de se faire petit et de se mettre au service en leur lavant les pieds, lui le Seigneur et le Maître.
Se faire petit et se mettre au service de soi, pour honorer et glorifier le plus grand que soi en soi. C’est se préparer à aimer son prochain comme soi-même, et à devenir sacrement de l’Amour.
Elisabeth Cécile